Extrait de la Lettre de Mélampous de juin 2001
Même en l’absence d’accès direct des familles à leur dossier d’assistance éducative, la procédure actuelle donne déjà de fortes garanties sur le respect du contradictoire. “Egalité des armes, communication des pièces, accès au dossier, copie des rapports,” ces formules seraient pour certains les seules clés d’une meilleure justice des mineurs. L’AFMJF n’est pas opposée à une lecture plus directe des éléments du dossier par les familles. Mais il ne faudrait pas que des procédures purement formalistes tuent l’originalité et l’humanité de l’assistance éducative : la forte implication du juge pour un débat contradictoire à l’audience, la recherche de l’adhésion, le respect de la sensibilité des personnes.
Les débats actuels sur le problème de l’accès des familles au dossier d’assistance éducative ont incontestablement le mérite de rappeler l’ambiguïté des dispositions actuelles de l’article 1187 du nouveau code de procédure civile, qui, tout en n’interdisant pas formellement la délivrance de copies aux avocats, ne le prévoit pas expressément pour autant.
On peut interroger aussi à juste titre les motifs juridiques invoqués par la Cour de cassation pour rejeter l’accès direct des parties à leur dossier : comment peut-on se prévaloir du fait que l’assistance d’un avocat qui peut consulter la procédure est une garantie suffisante du respect du contradictoire, alors que la présence du conseil n’est pas légalement obligatoire en cette matière.
Pour autant, hormis ces moyens de pur droit, il ne faudrait pas que s’instaure un malentendu sur la perception du rôle et de la place de chacun des protagonistes de cette procédure d’assistance éducative, dont l’originalité doit être reconnue et défendue.
Pour certains, la procédure devant le juge des enfants opposerait les familles aux professionnels du travail social, engagés dans un véritable combat.
Dans ce type de scénario, l’égalité des armes est posée comme une exigence fondamentale, afin, nous dit-on, de mettre fin à des siècles d’absolutisme social : sont là évoquées des pratiques inadmissibles de professionnels qui, non seulement refuseraient pour les familles une place identique à la leur, mais aussi les mépriseraient dans leurs écrits par des commentaires rapportés de façon approximative, hâtive, peu argumentée, avec un vocabulaire inapproprié ou inutilement blessant.
Cette présentation du travail social, délibérément provocatrice et dévalorisante pour les travailleurs sociaux ne reflète pourtant pas la pratique de terrain telle que nous la vivons dans nos cabinets.
Elle est surtout contraire aux principes organisant l’intervention des équipes éducatives dans le cadre judiciaire.
Tout d’abord, les professionnels du travail social ne sont pas, sauf le cas particulier du service gardien, désignés par la loi comme parties au procès.
Ils n’ont donc pas, effectivement, une place identique à celle des familles dans la procédure ; ils reçoivent de la loi en général et des magistrats en particulier, une mission spécifique (signaler une situation de danger, mener une investigation ou une action éducative en milieu ouvert ou dans le cadre d’un placement) qui leur donne une place particulière dans le dispositif : Acteurs certes, mais non parties. Ils n’ont donc pas le rôle “d’accusateurs publics”, qui revient de par la loi au ministère public, paradoxalement singulièrement absent des cabinets des juges des enfants. C’est en effet au procureur de la République qu’il appartient de demander, au nom de la société, des comptes aux parents sur la façon dont ils assument leurs responsabilités éducatives.
Une présence plus significative du parquet aurait pour conséquence une présence plus discrète, moins exposée des travailleurs sociaux, parfois perçus, à tort, comme les bras armés de l’ordre public familial.
Ce repositionnement de la place des professionnels du travail social est un préalable indispensable à une meilleure compréhension de leur mission.
Mais aussi, les professionnels du travail social remplissent une mission d’assistance éducative.
Ils appartiennent à des services ou des établissements spécialisés, habilités par les autorités de tutelle, Etat et département, et ont, de ce fait, une compétence reconnue pour intervenir auprès de familles confrontées à de graves difficultés éducatives. Le juge s’adresse à eux un peu comme à des experts, en tout cas des spécialistes de l’action éducative, qui vont, avec la sécurité du cadre posé à l’issue de l’audience, soutenir, rassurer, accompagner, mais aussi contrôler l’évolution des capacités éducatives parentales. Il ne s’agit pas pour eux de mener une entreprise de déstabilisation ou de dénigrement des familles, bien au contraire. Repérer et nommer les dysfonctionnements et les carences, mais aussi faire émerger et valoriser les ressources de la famille, tel est en permanence le défi à relever. Il y a donc un véritable engagement de ces équipes auprès des parents et des enfants, dans la durée fixée à l’audience, et qui se matérialisera en fin de mesure, par la rédaction d’un rapport, reflétant l’évolution de la situation familiale au regard du critère du danger encore encouru par le ou les enfants, et la proposition du service relative à la poursuite, la modification, voire la fin de l’action éducative dans le cadre judiciaire. Mission complexe et délicate, qui s’accommode mal de jugements de valeur à l’emporte-pièce. Hormis quelques signalements rédigés dans la précipitation et sans recul suffisant, qui signent davantage un déficit dans l’évaluation qu’un mépris du justiciable, les écrits des professionnels ont incontestablement acquis une grande maturité dans la rigueur et l’objectivité de l’analyse.
Autre idée en vogue, la procédure devant le juge des enfants serait archaïque et moyen- âgeuse.
Elle ne respecterait pas les droits fondamentaux des parents, bref, il serait temps, dit-on parfois de mettre fin à des siècles d’absolutisme judiciaire.
Nos cabinets seraient donc ainsi devenus, plutôt que le lieu symbolique où la loi se décline, un espace de non droit où règne l’arbitraire et la tyrannie sociale.
Cette façon de présenter le travail des magistrats de la jeunesse, si elle heurte bien sûr notre sensibilité de professionnels, nous paraît surtout en contradiction avec l’esprit et la lettre de la loi, qui font de cette procédure, sans doute en raison de la matière qu’on y traite, non seulement une procédure judiciaire authentique (dans laquelle le contradictoire a véritablement toute sa place), mais aussi très originale par ses aspects relationnels, sur le fond, comme dans la forme.
La procédure d’assistance éducative est d’abord une procédure judiciaire authentique.
La préparation et l’organisation du débat contradictoire deviennent en effet chez le juge des enfants, bien plus qu’un exercice de style purement formel. Ce qui, en effet est ici débattu, ce sont les capacités éducatives des parents, leurs défaillances et les perturbations qui en découlent pour les enfants.
Interrogations à priori assez objectivables, mais qui renvoient presque toujours à des questions très subjectives et délicates, relatives à la façon dont se sont construits les liens parents-enfants, au fil d’une histoire souvent jalonnée de ruptures, d’abandons et de violences ; questions fondamentales, très chargées émotionnellement, qui, parce qu’elles touchent d’une certaine manière à la façon d’être au monde, ne peuvent être abordées qu’avec une grande prudence et beaucoup de respect. Le cadre ritualisé de l’assistance éducative permet aux parents, aux enfants, assistés le cas échéant de leurs avocats, ainsi qu’aux travailleurs sociaux lorsqu’ils sont présents, d’exprimer librement leur point de vue, dans l’écoute et le respect de la parole de l’autre. Le juge, par sa capacité d’écoute et d’analyse, pourra ainsi recevoir les informations nécessaires à son évaluation et introduire progressivement un discours de la limite. Viendra ensuite le temps du diagnostic, celui de la décision à prendre, qui fera autorité, sur laquelle pourront s’appuyer les parents, soutenus par les équipes éducatives, pour élaborer progressivement des réponses éducatives plus respectueuses du rôle et de la place de chacun dans la famille.
L’audition des parents, mais aussi des enfants (et les juges des enfants sont bien souvent à l’avant garde dans l’application de la convention internationale des droits de l’enfant) est donc ici plus qu’une affirmation de principe. Elle reste l’un des temps forts de la procédure et une garantie essentielle du respect du contradictoire. A cette obligation, les juges des enfants ne se dérobent pas.
De plus, la procédure d’assistance éducative est aussi une procédure spécifique et originale,
dans laquelle la dimension relationnelle est constamment introduite et réaffirmée par la loi.
La matière à juger est avant tout fondamentalement une question relationnelle.
Ce qui vient ici en débat, au delà de la confrontation entre deux revendications juridiques contradictoires, c’est d’abord la relation parents-enfants, au travers de la manière dont les parents exercent leurs prérogatives parentales, le danger qui en résulte pour les enfants, et ensuite, par le choix de la mesure éducative, la façon dont ceux-ci doivent être assistés [au sens non pas péjoratif du terme, mais technique : “se dit d’un dispositif sur lequel l’effort exercé par l’utilisateur (en l’espèce, les parents) est amplifié, régulé ou réparti grâce à un apport extérieur d’énergie (éducative)”]. Il n’est donc pas question ici de faire le procès des parents, mais bien de les remobiliser afin qu’ils soient en mesure de garantir à leurs enfants une protection suffisante.
Dans la façon de juger, la part du relationnel est aussi prépondérante.
1 - Le juge doit s’efforcer de recueillir l’adhésion de la famille aux mesures qu’il envisage de prendre : écouter, discuter, négocier, convaincre, parfois imposer. Il y a, pour le juge, obligation d’échanges avec les familles. A sa place et à sa façon, il s’engage donc dans la procédure.
2 - Le juge, dans la mesure du possible, doit laisser l’enfant dans son milieu actuel, et à défaut le confier à un service ou établissement spécialisé. Dans les deux cas, il y a nécessairement une question de confiance, dans les parents auprès desquels le juge fera le choix de laisser les enfants, et dans les équipes éducatives qui recevront mission de les accompagner ou de les accueillir ; confiance qui ne peut se donner que dans des échanges authentiques et non simplement formels sur des savoirs faires éducatifs.
3 - Le juge doit fixer une échéance aux mesures qu’il ordonne : cette révision régulière des décisions prises inscrit l’intervention du juge dans la durée et en fait ainsi le garant de la continuité et de la cohérence de l’action éducative.
Il y a donc bien là un débat authentiquement contradictoire, mais dans lequel les logiques d’affrontement sont assez étrangères au processus voulu par la loi. Aussi l’absence du parquet dont la présence pourrait réinscrire le débat dans sa dialectique de départ (danger ou absence de danger) renforce-t-elle cette tendance. Bien plus qu’un échange purement formel d’arguments et de pièces d’un dossier, c’est un véritable débat, toujours ouvert tant que dure la procédure, que le juge est invité à organiser avec les familles sur l’évolution de leurs capacités éducatives. A trop vouloir réduire le contradictoire au respect d’exigences strictement formelles, on peut passer à côté de l’essentiel, qui fait toute la richesse de cette procédure, humainement contradictoire, dans laquelle le juge n’est pas qu’un simple arbitre, au dessus de la mêlée (ce qui peut être la posture de la Cour d’appel, qui statue ponctuellement, dans des moments de grande tension, où les décisions du juge deviennent insupportables aux parents), mais est un juge acteur, dont les décisions tendent à l’évolution d’une situation, plutôt qu’à la simple résolution d’un conflit. A moins qu’on ne veuille effectivement introduire une logique de combat, qui sous prétexte de l’égalité supposée des armes, aboutisse en fait à mettre en place des procédures de stigmatisation et d’exclusion des parents, à l’instar du modèle anglo-saxon (dans lequel le juge n’intervient que ponctuellement et pour trancher la seule question d’une mesure imposée, qu’il s’agisse d’une action éducative, d’un placement ou même d’une adoption).
Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de notre propos : s’il nous faut avancer vers le respect des “standarts” européens, faisons-le en préservant ce qui fait de notre justice des mineurs, certes non pas -
une justice modèle, mais bien un modèle de justice.
L’AFMJF a des propositions à faire en ce sens : développer et pourquoi pas systématiser l’assistance d’un avocat, permettre au conseil d’avoir une copie du dossier, permettre aux parents et aux enfants de consulter leur dossier, assistés (et non surveillés) d’un tiers (avocat, représentant d’association type ATD Quart Monde, Service d’Accès au Droit), dont le mode de désignation reste à définir. Le débat reste bien sûr ouvert sur ces questions.
Michel RISMANN, juge des Enfants à Lyon, délégué régional de l’AFMJF