Présentation de la justice pénale

Présentation devant l’Académie des Sciences morales et politiques, par Muriel EGLIN, secrétaire générale de l’AFMJF et vice-présidente chargée des fonctions de juge des enfants à Bobigny, lors de la séance du 30 octobre 2006.

Muriel Eglin LA JUSTICE PÉNALE DES MINEURS

Séance du lundi 30 octobre 2006

C’est un grand honneur pour moi de venir présenter devant votre illustre assemblée une réflexion sur une question qui me tient à cœur, celle de la justice des mineurs. Les enfants peuvent être amenés à rencontrer l’institution judiciaire sous diverses formes, notamment par le juge aux affaires familiales en cas de divorce ou le juge des tutelles en cas de décès des parents. Ce qu’on appelle la justice des mineurs recouvre la protection de l’enfance en danger et les réponses apportées à l’enfance délinquante. En effet, le juge des enfants exerce une double compétence civile et pénale, qui amène à considérer l’enfant dans sa personne et non uniquement au travers des actes qu’il a subis ou qu’il a commis. Compte tenu du temps qui m’est imparti et de l’actualité récente, j’ai choisi de centrer mon propos sur la justice pénale des mineurs, aussi ai-je intitulé mon exposé :

Justice pénale des mineurs : quelle adaptation à notre temps ?

(1)

Je voudrais débuter mon intervention par une citation :
« Quoiqu’il en soit, le problème de l’enfance coupable demeure l’un des problèmes les plus douloureux de l’heure présente. Les statistiques les plus sûres comme les observations les plus faciles prouvent, d’une part que la criminalité juvénile s’accroît dans les proportions les plus inquiétantes, et d’autre part, que l’âge moyen de la criminalité s’abaisse selon une courbe très rapide ». Ce texte qui semble d’actualité est pourtant tiré du traité de Droit pénal d’Emile Garçon de 1922.

Il est peu de sujets qui soient plus brûlants actuellement que celui de la justice pénale des mineurs. Elle était l’un des thèmes principaux de la campagne présidentielle de 2002 et a récemment été réformée à trois reprises (2). Depuis la crise des banlieues de novembre 2005, elle est présentée comme responsable d’une partie des maux actuels. Voir la justice des mineurs au cœur du débat public est une chance, puisqu’elle est intimement liée à l’état de notre société et à notre conception de l’enfance et de la justice. Ce débat n’est malheureusement pas toujours suffisamment détaché de préoccupations électorales. Dans ce cas, il est bien souvent réduit à une cristallisation des oppositions entre les tenants de l’éducation et ceux de la répression, à laquelle je vais tenter d’échapper.

La justice des mineurs telle que nous la connaissons aujourd’hui est officiellement née en 1945. Elle est précédée d’une évolution qui remonte au 19ème siècle : la distinction initiale entre enfance coupable et jeunes victimes s’est progressivement estompée au profit d’une approche globale de l’enfance en difficulté. L’ordonnance du 2 février 1945 promulguée par le général De Gaulle est la consécration d’un modèle protectionnel de justice : entre la société, la victime et le coupable, c’est vers ce dernier que l’attention est portée. Le préambule de cette ordonnance affirme ainsi que « la France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains » ? L’un des premiers juges des enfants, Jean Chazal de Mauriac, se plaisait à affirmer que « lorsqu’un enfant vole une bicyclette, c’est à l’enfant que je m’intéresse ». Ces juges de 1945 ont rapidement constaté qu’il eût fallu prendre en compte bien plus tôt les difficultés familiales lourdes que connaissaient nombre de mineurs délinquants. C’est dans cet objectif que fut adoptée l’ordonnance du 23 décembre 1958 qui leur donne compétence pour prendre des mesures civiles de protection à l’égard des mineurs en danger dans leur famille. Ainsi, le juge des enfants exerce une fonction tutélaire, protège et sanctionne tout à la fois. Cette approche globale des enfants vulnérables est également celle choisie par la convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant dite convention de New-York de 1989.

Aujourd’hui, le regard porté sur l’enfance et l’adolescence a changé. Il tend à aborder de manière radicalement différente l’enfant selon qu’il sera considéré comme victime ou dangereux. Certes, l’enfant d’aujourd’hui n’est certainement plus celui de 1945, mais la justice des mineurs, tout en s’adaptant aux exigences de son temps, doit faire face à cette tentation réductrice, qui nous ferait revenir au temps d’avant 1945.

Les grands principes de la justice pénale des mineurs
La rédaction d’origine de l’ordonnance du 2 février 1945 comporte deux principes majeurs, fondés sur la conviction qu’un mineur ne dispose pas de la même maturité qu’un adulte et que sa personnalité est en construction.

Le premier principe est celui de la spécialisation des juridictions : les enfants ne peuvent pas être jugés par les tribunaux de droit commun, mais uniquement par le juge des enfants, le tribunal pour enfants ou la cour d’assises des mineurs. Les tribunaux pour enfants sont organisés de telle sorte que chaque mineur puisse être suivi par « son juge », celui du lieu de son domicile, qui assure une continuité d’intervention à tous les stades d’une même procédure et intervient également en matière d’enfance en danger. Un corps d’éducateurs a été créé en 1945 pour assurer la mise en œuvre des mesures prises par les juges des enfants, l’éducation surveillée devenue en 1990 la protection judiciaire de la jeunesse.

Parce que l’enfant est un être dépendant de l’adulte, que sa personnalité est en construction, le second principe exige que l’on prononce une mesure éducative, par préférence à une peine d’emprisonnement ou d’amende. Une peine pourra être prononcée si la situation ou la personnalité du mineur l’exige, mais uniquement à partir de l’âge de 13 ans. Jusqu’à sa majorité, le mineur bénéficiera en outre d’une atténuation de sa responsabilité : la peine prononcée ne peut dépasser la moitié du maximum légal encouru, sauf situation exceptionnelle pour les mineurs de plus de seize ans. Cette combinaison d’éducation et de sanction pénale permet d’appliquer un même texte aux enfants dès l’âge du discernement, aux adolescents jusqu’à leur majorité, aux mineurs que l’on ne voit qu’une fois et à ceux qui s’enlisent dans la délinquance.

Ces principes ont récemment été élevés à valeur constitutionnelle (3), garantissant ainsi leur pérennité en les protégeant de toute évolution législative contraire.

A côté des principes et des textes, certains constats ont été tirés de l’expérience et doivent être rappelés. En premier lieu, la notion de temps est bien différente pour un adolescent et pour un adulte. Cela impose que la réponse judiciaire soit suffisamment rapide pour être utile. Mais il faut garder à l’esprit que la précipitation à répondre est source d’escalade et que l’éducation nécessite du temps et de la patience. En second lieu, il ne sert à rien de s’occuper d’adolescents sans un engagement personnel fort auprès d’eux : ils doivent pouvoir se confronter à des adultes solides, qui tiennent dans la durée et ne cèdent ni au découragement, ni à la violence. Cela concerne aussi bien les magistrats que les éducateurs et les avocats.

La souplesse d’un texte qui a su s’adapter à l’évolution de la société

A l’image du code civil de 1804 dont le contenu a pu évoluer sans remise en cause de son architecture, l’ordonnance de 1945 a été réformée à maintes reprises dans le respect des principes fondateurs : toujours en vigueur, elle a été constamment adaptée à la commande de l’époque, soit par des réformes, soit par l’évolution des méthodes pédagogiques.

La structure du procès pénal d’un mineur est la suivante :

Un mineur qui commet un acte de délinquance est poursuivi par le procureur de la République. Il est convoqué avec sa famille par le juge des enfants qui lui désigne un avocat et recueille des renseignements sur sa personnalité. Dans l’attente du jugement définitif, des mesures provisoires d’éducation peuvent être prises, telles qu’un placement en centre éducatif, une mesure de réparation ou l’intervention d’un éducateur à domicile. Lorsque la gravité des faits, l’âge et la personnalité du mineur le justifient, un contrôle judiciaire, mesure de sûreté que connaissent aussi les adultes, peut être décidé. A titre exceptionnel et sous certaines conditions, le mineur peut être placé en détention provisoire avant son jugement. Le juge des enfants décidera ensuite, au vu de l’évolution du mineur pendant cette période probatoire, selon quelle forme il y a lieu de le juger : soit en chambre du conseil, c’est-à-dire dans son bureau, en vue de prononcer une mesure éducative, soit devant le tribunal pour enfants qui seul peut prononcer des sanctions pénales, emprisonnement, amende ou travail d’intérêt général. Le juge des enfants et le tribunal pour enfants se prononcent également, le cas échéant, sur la demande d’indemnisation présentée par la victime.

Les années 1970 portent la préoccupation de développer une pénologie propre aux mineurs. Le ministère de la justice a voulu rompre avec l’enfermement, source d’une grande violence : les institutions publiques d’éducation surveillée ont été progressivement fermées, la dernière en 1979 par Alain Peyrefitte. L’intervention éducative fondée sur la contrainte est rejetée. Dès lors, l’incarcération des mineurs a considérablement augmenté, les tribunaux pour enfants mettant en prison les mineurs récidivistes ou qui refusaient l’intervention éducative : dans un rapport remis au chef du gouvernement en 1976, Jean-Louis Costa note qu’entre 1956 et 1973, le nombre de mineurs incarcérés a été multiplié par 10 pour les 16-18 ans, par 14 pour les 13-16 ans.

Les années 1980 voient un approfondissement de la réflexion sur le sens du travail éducatif et une limitation du recours à la détention provisoire. C’est également le début de la politique de la ville avec le rapport Bonnemaison en 1982 qui fait de la justice des mineurs et de la prévention l’affaire de tous, et non plus de quelques spécialistes. Dès lors, de nouveaux acteurs interviennent, les maires notamment. Cette ouverture, d’une grande richesse, aura pourtant ses revers : l’insuffisante définition des objectifs et la dispersion des crédits a opposé ces acteurs les uns aux autres. Denis Salas, maître de conférences à l’école de la magistrature, a justement souligné en 2000, que violences urbaines et délinquance des mineurs ne sont pas la même chose, les premières devant appeler des réponses globales de politique publique alors que les secondes relèvent du traitement individuel.

Dans les années 1990, la demande sociale de reconnaître davantage de responsabilités aux mineurs se précise. C’est une nouvelle conception de leur responsabilité qui préside à la création, en 1993, de la mesure de réparation, issue de la pratique et recommandée par les textes internationaux. Elle doit permettre au mineur, guidé par un éducateur, de réparer, ne serait-ce que symboliquement, le trouble créé par l’infraction et le dommage causé à la victime. Elle peut s’exercer directement auprès de la victime mais aussi indirectement, par une activité d’aide au bénéfice de la société. Véritable « pédagogie de la responsabilité », elle permet de dégager un nouvel équilibre de la réponse pénale entre les intérêts du mineur, ceux de la société et ceux de la victime. Ainsi, à l’égard d’un groupe de mineurs de 15 à 16 ans qui ont mis le feu à un dépôt d’ordures derrière un magasin de leur quartier, une mesure de réparation a récemment été ordonnée afin de leur permettre, en lien avec la municipalité, de participer à des travaux de décoration de leur cité.

En second lieu, les années 1990 voient apparaître ce que la sociologue Anne Wyvekens a nommé « la troisième voie ». Le « traitement de la délinquance en temps réel » qui accélère la réponse judiciaire est expérimenté à Bobigny sous l’impulsion du procureur Moinard. Dans le cadre d’une politique de « tolérance zéro », une réponse doit être apportée à chaque acte, le cas échéant dans le cadre d’alternatives aux poursuites décidées par le parquet. Ainsi, la proportion des classements sans suite des infractions commises par les mineurs a fortement diminué (4). Cette pratique constitue également une première brèche dans le principe de spécialisation de la justice des mineurs. En effet, c’est une véritable justice parallèle qui se développe, avec sa propre gradation des réponses. Par exemple, à Bobigny, un tiers des faits commis par les mineurs sont traités directement par le parquet. Lorsque le juge des enfants est enfin saisi, il est parfois bien tard pour entamer un travail éducatif.

Depuis la fin des années 1990, la priorité a changé : l’accent est porté par la loi sur la protection de la société, par le ministère de la justice sur l’intégration des règles, au besoin par une forme de contrainte. Des centres éducatifs renforcés et des centres de placement immédiat voient le jour, qui accueillent des mineurs en alternative à l’incarcération.

C’est la loi du 9 septembre 2002 dite « Perben I » qui a signé l’évolution la plus importante. En premier lieu, elle renforce l’intervention de la contrainte dans l’acte éducatif. Le respect des mesures éducatives peut être imposé sous peine de sanction pénale et des centres éducatifs fermés sont créés. En second lieu, elle renforce le dispositif de jugement rapide. Toutefois, le nombre de peines d’emprisonnement ferme prononcées par les tribunaux pour enfants n’a pas augmenté depuis 2002 (5). Peu à peu, la sanction pénale et son suivi deviennent la préoccupation première du législateur et de l’administration de la protection judiciaire de la jeunesse : des éducateurs interviendront en prison, des établissements pénitentiaires pour mineurs sont conçus et le juge des enfants reçoit compétence pour suivre les mineurs condamnés à une peine d’emprisonnement.

Enfin, le développement de mesures et procédures applicables indifféremment aux majeurs et aux mineurs remettent progressivement en cause la spécificité de la justice des mineurs. C’est le cas notamment du fichier des auteurs d’infractions sexuelles et de la loi relative à la récidive qui limite le pouvoir d’appréciation de la sanction par le juge en cas de récidive.

L’attention désormais portée sur la contrainte dans l’éducation se retrouve dans l’évolution du budget de la protection judiciaire de la jeunesse : son augmentation entre 2004 et 2006 est toute entière absorbée par les centres éducatifs fermés, qui ne prennent en charge qu’une centaine des 80 000 mineurs poursuivis chaque année devant les juges de enfants.

La justice des mineurs est-elle inadaptée à notre temps ?

Aujourd’hui, un an après la crise qui a embrasé certaines cités de banlieue, la justice des mineurs est mise en accusation : elle serait inadaptée à notre temps, notamment parce que les mineurs d’aujourd’hui n’auraient rien de commun avec ceux de 1945. C’est non seulement le texte, mais aussi les pratiques judiciaires qui sont remises en cause. Je vais tenter d’aborder cette question à partir des principales critiques adressées à la justice des mineurs.

Les mineurs d’aujourd’hui sont-ils différents de ceux de 1945 ?

Les mineurs d’aujourd’hui seraient-ils plus mûrs, davantage responsables de leurs actes et plus violents qu’autrefois ? L’augmentation de la délinquance des mineurs montre-t-elle une jeunesse dont le sens moral se serait dégradé et qui appellerait une répression accrue ?
Au-delà de ces supposées mutations, il existe des invariants : un enfant ne s’éduque pas seul, il doit être guidé par l’adulte dont il est dépendant, il a besoin de s’opposer en grandissant. Sa maturité se construit progressivement, grâce au temps, aux valeurs transmises par l’adulte et à la fermeté bienveillante dont il doit faire preuve pour que son autorité ne soit pas vécue comme arbitraire et injuste. La justice des mineurs a été conçue pour répondre à ces besoins.

Je ne reprendrai pas les controverses relatives à la fiabilité des statistiques de la délinquance et à leur corrélation avec l’activité des services de police, dont les effectifs se sont accrus. Certes, le nombre de faits constatés a augmenté, en particulier les vols avec violences. Toutefois, cela me semble davantage être la conséquence d’évolutions sociétales que d’un changement de structure de la jeunesse.

Notre société est plus compétitive. Les plus faibles, surreprésentés parmi les mineurs délinquants, éprouvent des difficultés grandissantes à trouver leur place, à l’école comme dans le monde du travail. Trop d’enfants désertent l’école sans que l’institution n’ait les moyens de les rechercher ou de créer pour eux des parcours adaptés. Le temps du plein emploi est révolu et les perspectives d’un jeune d’aujourd’hui, en particulier s’il vit dans un quartier repéré « difficile » ou s’il est issu de l’immigration, sont bien faibles. Les quelques parcours d’excellence de jeunes particulièrement méritants demeurent des exceptions qui n’offrent pas de perspectives de masse. La Seine Saint Denis, où l’échec du traitement de la délinquance des mineurs est pointé, est particulièrement représentative de cette situation (6).

Les structures familiales ont considérablement évolué et parfois perdu de cette solidité qui permet de retenir un adolescent en crise : les ruptures familiales sont plus fréquentes, les familles monoparentales plus nombreuses et la famille élargie n’est pas toujours présente pour accompagner les passages difficiles. Les familles issues de l’immigration, surreprésentées dans les quartiers dits « difficiles », connaissent en outre des difficultés spécifiques d’adaptation, qui les éloignent parfois de leurs enfants plus vite acculturés.

La mondialisation des échanges d’informations a vu l’émergence d’une culture de la jeunesse qui dépasse notre horizon national et renforce encore l’emprise des pairs, du quartier diront certains, faisant concurrence directe à l’autorité familiale. La violence de certaines images véhiculées par internet et le développement, dans certaines cités, de systèmes d’économie parallèle ne font que renforcer cette situation et éloigner encore les adolescents du modèle proposé par les familles et les institutions.

Dans un tel contexte, les institutions ne sont plus perçues comme protectrices. C’est parfois le cas de l’école, c’est surtout celui des forces de l’ordre. L’intervention des brigades anti-criminalité s’est développée au détriment de la police de proximité qui connaissait la population. Les contrôles d’identité répétés sont vécus comme du harcèlement et la relation d’autorité a parfois fait place à une situation de rivalité entre police et jeunesse, où chacun peut devenir l’ennemi de l’autre. Les comportements d’outrage et de rébellion des jeunes à l’encontre des forces de l’ordre se multiplient naturellement, plaçant les policiers dans la situation complexe d’être à la fois victimes de faits et chargés de les constater en vue de leur jugement.

Enfin, l’effet de publicité donné à certains faits divers peut susciter l’escalade, comme on l’a vu l’an dernier à l’occasion de la crise des banlieues.

Cette supposée différence entre les jeunes de 1945 et ceux d’aujourd’hui traduit également un changement de regard sur la jeunesse : au début du 20è siècle, on parlait d’enfance coupable, en 1945 d’enfants inéduqués ou déficients. Dans les années 1970 on a vu dans les comportements délinquants un symptôme morbide puis une manifestation de révolte. Avec la crise économique des années 1980, on a incriminé le chômage et recherché des solutions globales dans les politiques publiques. Enfin, plus récemment, la délinquance de groupe est apparue comme un phénomène lié à un manque de reconnaissance sociale et une crise de transmission des valeurs : le sentiment d’insécurité des adultes répond à un sentiment d’injustice des jeunes. L’enfant s’efface derrière le délinquant et l’on n’envisage la conduite à tenir qu’à partir du passage à l’acte et de la prévention de son renouvellement. Mais s’interroge-t-on sur notre capacité à ménager une place à nos enfants ?

Les mineurs bénéficient-ils d’impunité ?

Comme on l’a vu, l’ordonnance du 2 février 1945 permet de prononcer tout type de mesure éducative et de peine. Ce n’est donc pas le texte qui est en cause, mais l’absence de réponse suffisante aux actes commis.

En premier lieu, l’immense majorité des faits commis n’est pas élucidée, permettant le développement d’un sentiment d’impunité : en 2005 seuls 11 % des actes de délinquance dite de voie publique, dans laquelle les mineurs sont particulièrement représentés, ont été élucidés (7).

En second lieu, la politique de « tolérance zéro » et la « troisième voie », massivement utilisée pour les mineurs, aboutit à un taux de réponse pénale plus important pour les mineurs que pour les majeurs (8).

Enfin, ce sentiment d’impunité est alimenté par de fausses croyances : celle « qu’un mineur ne risquerait rien » et celle que seule la prison serait une réponse pertinente à la délinquance. Dans un tel contexte, toute tentative de comprendre et d’analyser le phénomène de délinquance des mineurs est vite taxé de culture de l’excuse.

La justice des mineurs est-elle trop lente ?

La justice des mineurs a certainement des progrès à réaliser dans l’organisation de réponses rapides et adaptées aux actes commis par les mineurs. Des efforts ont déjà été fournis avec le développement des procédures rapides. Toutefois, elle n’y parviendra pas sans moyens matériels et humains supplémentaires qui lui permettent d’organiser davantage d’audiences. Une nouvelle accélération sans moyens supplémentaires aboutirait en outre à un traitement précipité sans prendre le temps de l’échange et de la réflexion.

La justice des mineurs est-elle insuffisamment sévère ?

La demande de sévérité est fondée sur l’idée que l’acte délinquant résulte d’un choix individuel. Or ce choix ne peut être l’unique explication de comportements délinquants, surtout de mineurs Si la sévérité de la réponse judiciaire pouvait suffire à améliorer la situation, le taux de récidive ne serait pas plus important après un passage en prison.

Par ailleurs, la fermeté sans bienveillance est vécue par les mineurs comme persécutrice. Elle ne suscite pas la confiance dans les institutions et peut rapidement aboutir à des logiques d’escalade. Le traitement de la délinquance, pour être efficace, doit être perçu comme juste : c’est parce qu’il sait que son juge est également chargé de sa protection qu’un mineur peut tirer parti d’une sanction prononcée contre lui.

La justice des mineurs peut-elle enrayer l’augmentation de la délinquance des mineurs ?

Il existe un important décalage entre les attentes à l’égard de la justice et les limites de l’institution judiciaire, qui ne peut, selon l’expression récente de Renaud Chazal de Mauriac, premier président de la cour d’appel de Paris, être « la voiture-balai de tout ce qui a été oublié en amont », qu’il s’agisse de soutien social, d’intégration scolaire ou de soins physiques ou mentaux.

Par ailleurs, l’élaboration de réponses aux actes de délinquance et aux jeunes qui les commettent ne peut faire l’économie d’une approche individualisée, qui s’interroge sur la nature des difficultés qu’ils manifestent et sur celle de la réponse la mieux adaptée.

Les mesures éducatives sont-elles suffisantes ?

Force est de constater que le retard de mise en œuvre prive de sens la réponse judiciaire : l’on voit fréquemment revenir devant le juge des mineurs pour lesquels une mesure éducative précédemment décidée n’a pas été mise en œuvre. Le développement de listes d’attentes auprès des services éducatifs pour la prise en charge de mesures décidées par le juge des enfants est l’illustration d’un dysfonctionnement. Par ailleurs, il convient peut-être de s’interroger sur le rythme de l’intervention éducative à domicile : elle se limite malheureusement à une rencontre par semaine dans le meilleur des cas, ce qui ne peut toujours suffire à ramener un adolescent dans un processus de socialisation. C’est particulièrement vrai lorsque la famille est trop en difficulté pour relayer l’intervention éducative ou lorsque le mineur a trouvé dans l’économie parallèle l’attrait d’une vie économiquement plus facile et l’admiration de ses pairs.

Un placement qui ne serait compris que comme une mise à l’écart ne peut susciter l’effort de transformation nécessaire pour sortir d’un processus de délinquance. Il peut en outre être source de rejet de toute intervention éducative. La qualité de la prise en charge, la compétence et l’engagement des professionnels, la préparation de l’accueil avec l’intéressé et l’adhésion de la famille à ce projet sont des gages de réussite. S’il n’est pas toujours possible de les réunir tous, il est de la responsabilité des professionnels, juges et éducateurs, de faire l’effort d’en créer les conditions. Les adolescents les plus en difficulté sont aussi ceux qui ont besoin de prises en charge particulièrement soignées ; or c’est pour eux que l’on constate une multiplication de mesures successives, les plus grandes difficultés à trouver des établissements qui acceptent de les prendre en charge, au point que l’on évoque parfois le « syndrome de la patate chaude ».

L’action éducative nécessite du temps, des moyens humains et financiers, une formation adaptée. Tout cela reste à développer.

La prison, une question à ne pas négliger

Un certain nombre d’adolescents occupent les quartiers mineurs des maisons d’arrêt alors qu’ils ne devraient pas s’y trouver : certains souffrent de troubles psychiatriques mais ne peuvent bénéficier de soins à défaut de structures. Pour d’autres, il a été impossible de trouver un établissement qui puisse les accueillir de manière adaptée. Dans de telles situations, la prison est une mauvaise réponse à de vraies difficultés.

Lorsque l’emprisonnement est nécessaire, la société doit à ces mineurs d’en faire un temps qui ne soit pas qu’une exclusion, qui ait une forme d’utilité. La prison doit pouvoir offrir des conditions humaines et des perspectives de réinsertion, permettre le maintien de relations avec la famille. A défaut, elle ne peut susciter que révolte et apprentissage de la criminalité. La prochaine création d’établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), où travailleront des éducateurs et des surveillants, devrait permettre d’améliorer les conditions d’incarcération. Il est toutefois souhaitable que le financement de ces établissements ne vienne pas grever les autres services de la protection judiciaire de la jeunesse. Sinon, c’est le choix de la privation de liberté qui aura prévalu sur l’éducation.

Quelles perspectives pour demain ?

Il est certainement temps de développer des outils pour sortir de la crise. L’invective n’améliorera pas la situation. La désignation d’un bouc émissaire fait l’économie de la réflexion sur la complexité de la question et monte les institutions les unes contre les autres. Or c’est la concertation qui doit être développée pour produire de la cohérence : des liens réguliers, une bonne connaissance de l’action de ceux avec lesquels on travaille et de leurs limites facilitent la détermination d’objectifs communs et d’actions concertées.

Par ailleurs, il paraît important de développer une réflexion sur la pédagogie et de déterminer ce que l’on veut transmettre aux adolescents qui bénéficient d’interventions éducatives. La pédagogie dite du « faire avec », développée par l’association Les Nids dans certains centres éducatifs renforcés, où l’éducateur accompagne physiquement le jeune dans ses apprentissages et partage le quotidien de ses efforts, est une voie intéressante. Le développement des « libertés réelles » des jeunes, c’est-à-dire leurs capacités à devenir autonomes, comme le suggère Dominique Youf, semble également important pour des jeunes dont toutes les enquêtes montrent qu’ils sont moins dotés que les autres (9).

Enfin, il paraît indispensable d’exiger, préalablement à toute réforme, une évaluation précise et indépendante de la situation et des résultats des politiques antérieures. Un projet de loi est actuellement en cours de discussion devant notre Parlement, présenté par notre ministre de l’intérieur, sans qu’aucune évaluation des réformes précédentes n’ait été réalisée. Ce texte constitue une rupture dans la manière d’envisager la délinquance des mineurs et les réponses à y apporter : il considère les mineurs comme des acteurs rationnels responsables de leurs choix, en mesure de négocier une peine avec le procureur de la République. Il organise la comparution immédiate pour les mineurs, confondant ainsi suivi précoce et précipitation à condamner. C’est oublier que pour que des adolescents intègrent la loi, ils doivent d’abord se l’approprier.

Muriel Eglin

Vice-présidente du Tribunal de grande instance de Bobigny, chargée des fonctions de juge des enfants.
Secrétaire générale de l’association française des magistrats de la jeunesse et de la famille.


Notes

(1)Cet argumentaire a été construit en s’inspirant des travaux de Renaud Chazal de Mauriac, premier président de la cour d’appel de Paris, d’Alain Bruel, de Thierry Baranger, de Jean-Pierre Rosenczveig, de Catherine Sultan, de François Touret de Coucy, d’Alain Vogelweith, juges des enfants, de Claire Brisset, ancienne défenseure des enfants, et de Dominique Youf, responsable de formation à la protection judiciaire de la jeunesse.

(2)Loi du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice, loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive.

(3)décisions du 29 août 2002, du 13 mars 2003 et du 2 mars 2004.

(4)elle est passée de 22,9% en 2001 à 17,9% en 2004 (source : annuaire statistique de la justice 2006).

(5)Il a même brusquement chuté en 2003 (moins 17%) et cette diminution s’est poursuivie en 2004 (moins 6%). Source : annuaire statistique de la justice 2006.

(6)Par exemple en 2004, le taux de chômage était de 13,8 contre 9,9 en Ile de France, avec des extrêmes de 24% dans certaines communes comme Stains, La Courneuve, Aubervilliers. Source : rapport d’activité 2004 du tribunal pour enfants de Bobigny.

(7)contre un tiers de la délinquance générale et la moitié des violences aux personnes, selon les données de l’observatoire national de la délinquance.

(8)84,6% contre 77% en 2005.

(9)Le rapport Inserm de 2005 sur « La santé des jeunes de 14 à 20 ans pris en charge par les services du secteur public de la PJJ » et l’étude de Sébastian Roché « Mineurs et justice : analyse des dossiers judiciaires des auteurs mineurs de délits graves jugés dans l’Isère de 1985 à 2000 », CNRS, France 5 soulignent la présence fréquente de précarité sociale, d’échec scolaire, de pauvreté et de déstructuration familiale.